Madame,

Madame,

Vous permettez que je vous appelle Madame ?

Je sais, vous n’avez plus l’habitude. Et pourtant, vous avez été et vous êtes toujours une grande dame Lorsque Alois est entré dans votre vie, je me suis dit qu’il ne vous épinglerait pas à son tableau de chasse. Non pas vous, surtout pas vous Vous aviez tant de classe, tant de charme, tant d’élégance dans vos tenues, dans vos propos et même dans vos éclats de rire J’ai tant appris de vous Je ne sais pas pourquoi, vous désiriez tant que je vous ressemble J’en ai cherché longtemps la raison Et puis j’ai compris. Vous n’aviez pas de fille et moi, je n’avais plus de mère Je sais…Il n’y a pas de hasard …

J’ai toujours eu pour vous plus que du respect, une certaine déférence. Vous en imposiez, mais avec tact et intelligence Je disais donc…Ah, oui ! Alois…c’est au cours d’un de ces déjeuners dont nous avions l’habitude qu’il est intervenu pour la première fois Il a surgi du fond d’une salière. Aloïs commençait à vous tourner la tête Je vous ai demandé de me passer le sel. Vous m’avez regardée, comme si je vous avais demandé la lune. Voyons, le sel ! Vous aviez l’air d’une petite fille prise en faute. Bizarrement, en une fraction de seconde, vous êtes redevenue vous. Nous avons bu un verre de vin et sommes joyeusement passé à autre chose.

Quelques mois plus tard, vous avez perdu votre voiture, dans votre ville, celle qui vous a vu naître. Vous m’avez appelée en larmes. Je vous ai rejointe devant le cinéma Delta. Vous vous étiez garée mais votre mémoire n’avait pas enregistré où. Vous avez tenté de me faire croire qu’on vous l’avez volée. Mais vous n’aviez pas du tout l’air convaincue. Je l’ai cherchée avec vous et nous l’avons retrouvée deux rues plus loin. Un coupé, bleu électrique, inratable…. Vous avez pris le volant, en pestant. Moi, je vous ai trouvé une excuse, imparable. C’était jour de foire et la ville avait été prise d’assaut dès potron-minet. Rues barrées, stationnement aléatoire, perte de repères mais je ne vous imaginais pas parquer votre belle voiture n’importe où, n’importe comment. D’ailleurs, j’avais raison, elle était impeccablement garée sur un parking à deux pas du cinéma. Là, j’ai commencé à me poser des questions. Mais une fois encore, j’ai éludé.

Notre histoire n’était pas commune à beaucoup. Nos liens étaient forts mais nous n’avions pas besoin de nous fréquenter quotidiennement. On se retrouvait au hasard de nos participations aux évènements de l’association que vous chapeautiez et, parfois, pour un déjeuner entre filles. Une année a encore passé. Et puis, il y a eu ce jour où nous sommes allées à Rungis, à la halle aux fleurs. Evidemment, j’y avais mes entrées depuis très longtemps, évidemment j’y emmenais mes amies si besoin. L’association avait décidé d’offrir une rose à chaque passant dans la Grande rue pour faire connaître ses actions. Alors je vous y ai conduite.  Au moment de régler la facture, vous avez sorti votre chéquier, vous l’avez retourné plusieurs fois, vous l’avez ouvert, fermé et puis vous me l’avez tendu et avec un pauvre sourire, vous m’avez dit « Faites-le ! Je ne sais pas » J’ai été tellement stupéfaite que j’ai rempli mon office sans piper mot. Mais là, dans ma tête, ça n’a fait qu’un tour. Comment vous, si performante en tout, meneuse, super woman en quelque sorte, avez-vous pu oublier comment l’on remplit un chèque. Vous avez aussi renoncé à conduire sur le retour, ce qui n’a pas arrangé mon appréhension. Je sais que ce n’était pas correct de ma part, mais j’ai fini par vous demander ce qui n’allait pas. Et, pour une fois, vous ne vous êtes pas cachée derrière de fallacieux prétextes et en une seule phrase vous avez craché le morceau et vous avez prononcé le nom de celui qui, entrant subrepticement dans votre vie, en avait écarté beaucoup d’autres, Alzheimer.

Je ne raconterai pas mon chagrin et mes désillusions au fur et à mesure que je vous ai vue dépérir, je ne dirai rien de vos allers sans retours, de vos sursauts de conscience à vos abîmes.

Ce soir, comme au bord d’un autre monde, alors que vous vouliez dormir, vous m’avez demandé d’éteindre le soleil. J’ai pris vos mains entre mes mains pour la dernière fois et vous avez, avec confiance, fermé les yeux  Madame, ce soir, j’ai compris que je devais vous dire adieu.

Annie Kubasiak-Barbier

Texte déposé SACEM

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